• La lame de fond de la contestation sociale

    La lame de fond de la contestation sociale

     

    Dans une Russie ruinée et affamée par la guerre, le parti bolchevique s’avère la seule force organisée capable d’accompagner la révolution sociale. La radicalité de ses militants rencontre celle des couches populaires, dont l’instruction est, alors, une priorité.

    En 1917, après trois ans de guerre, l’enthousiasme patriotique des soldats est retombé dans l’Empire russe. L’un d’entre eux déclare à une infirmière : « C’est qu’avant je ne savais pas à quel point les riches vivaient bien. [Près du front], on a commencé à nous loger dans des maisons réquisitionnées et j’ai vu comme c’était bien ; j’ai vu par terre et sur les murs toutes les sortes de choses qu’ils possèdent, (…) des choses chères, belles et qui ne servent à rien. Maintenant, je vivrai de cette façon et pas avec les cafards (1). »

    Le tsar Nicolas II, commandant en chef des armées, a déconsidéré sa fonction en laissant le mystique Raspoutine influencer la famille impériale. L’effort économique nécessaire pour la guerre totale a révélé les carences de l’État. Depuis 1914, les prix ont plus que doublé, et les autorités veulent réquisitionner les récoltes des paysans pour nourrir les villes aussi bien que le front.

    Plus personne ne défend le régime quand les manifestations ouvrières du 8 mars 1917 (23 février du calendrier orthodoxe) débouchent sur des grèves puis sur une insurrection dans la capitale, Petrograd. Le tsar abdique. Le seul organe un tant soit peu représentatif est la Douma. Cette assemblée consultative, élue selon des règles iniques en 1912, nomme un gouvernement provisoire comprenant une majorité de « cadets », chargé de mener« la guerre jusqu’à la victoire » tout en posant « les bases du droit, de l’égalité et de la liberté ».

    La contestation populaire ne tarit pas. La désagrégation et le discrédit de l’État obligent à créer de nouveaux organismes. Une milice populaire remplace la police, qui a tiré sur le peuple. Souvenir de la révolution avortée de 1905, un conseil des délégués ouvriers, le soviet, est créé et doit immédiatement se charger du ravitaillement de Petrograd. Il frappe d’illégitimité toute autorité en appelant les soldats à « élire sans délai des délégués » dans chaque unité militaire.

    Les soviets essaiment rapidement dans tout le pays. Ils sont mis en place par des militants de diverses tendances qui héritent d’une longue tradition révolutionnaire : ils ont participé aux grèves, aux occupations de terres et, après les soulèvements de 1905, ont organisé des syndicats et des coopératives. En février 1917, tous chantent sur l’air de La Marseillaise et leurs banderoles clament « Vive la république démocratique ». Néanmoins, comme l’affirme le slogan des socialistes-révolutionnaires (SR), les militants pensent que le droit s’obtient dans la lutte. Ils ouvrent ainsi la possibilité d’un débordement des institutions. Alors qu’à Petrograd le pouvoir vacille, le gouverneur d’Ekaterinoslav propose à une délégation ouvrière de « travailler ensemble » (2). Pour refuser, un dénommé Orlov lui rappelle la répression de la Commune de Paris. Cet Orlov est un menchevik, membre « modéré » du POSDR. Avec de tels modérés, on comprend le tour qu’a pris la révolution…

    La radicalité des militants rencontre celle, croissante, des couches populaires. La méfiance envers le pouvoir enclenche un processus sans précédent d’auto-organisation. D’après le journaliste français Serge de Chessin, « chaque classe sociale, tout corps de métier, tout groupe professionnel ou politique, se frayent violemment un chemin, se bousculent au risque de se piétiner pour poser au premier rang leurs réclamations spéciales. “Unissez-vous ! Organisez-vous !” Cet appel retentit à travers la Russie entière (3) ».

    Les tensions s’exacerbent à l’usine, au régiment et au village

    L’égalité civile que le gouvernement provisoire reconnaît rapidement aux anciens parias — les femmes et les minorités nationales de l’Empire russe — est immédiatement mise en pratique. Cependant, les questions essentielles pour un pays qui doit conjurer en même temps le danger extérieur et la ruine intérieure se décident dans trois lieux où les tensions sociales s’exacerbent : l’usine, le régiment et le village. Dès mars, à l’usine de locomotives de Kharkov, on exige « que les licenciements n’aient lieu qu’après examen par les délégués du personnel ». Fin mai, une « commission de contrôle de la production » est élue par tout le personnel. En juin, le directeur ordonne aux chefs d’atelier de « ne donner aucune information et de ne montrer aucun document ni livre à cette commission ». En vain. À Kiev, un cadre se souvient que « les ingénieurs et les contremaîtres étaient de plus en plus réduits au rôle de figurants. (…) Une “orientation contre-révolutionnaire” était souvent un motif suffisant pour que l’assemblée des ouvriers renvoie un chef ».

    Début octobre, des soldats écrivent maladroitement une pétition :« Nous exigeons encor devous Gouvernement Provisoire une paix très rapide si vous n’essayez pas camarade Kerenski alors nous jetterons bientôt nos fusils et nous quitterons le front pour venir à l’arrière vous écraser vous la bourgeoisie (4). » Le socialiste Alexandre Kerenski avait été nommé premier ministre en juillet pour donner des gages de radicalité au peuple…

    À la mi-octobre, l’assemblée des paysans d’un village de la région de Petrograd vote une résolution qui dénonce « une guerre folle (…)dans l’intérêt d’un petit groupe de capitalistes ». Ajoutée à la ruine de l’économie, « une telle situation menace tout l’État du pire des dangers ». En plus d’une « paix honnête et démocratique », les villageois exigent « un contrôle de tout l’État » sur les terres, les capitaux et la production.

    Ces luttes nourrissent la montée en puissance des soviets des députés ouvriers, paysans et soldats. Flanc gauche soutenant le gouvernement provisoire en février, ils deviennent de véritables contre-gouvernements. Sociale, la révolution conteste toutes les figures de pouvoir : pères de famille, fonctionnaires, industriels, propriétaires terriens, officiers…

    Au-delà de quelques milliers de latifundiaires et de capitalistes, ce sont plus largement les classes instruites qui commencent à avoir peur. Les lunettes sont devenues, comme les galons, le symbole dubourjouï, le bourgeois honni. L’intellectuel a perdu son rôle « naturel » d’éducateur et de directeur de conscience du peuple. L’écrivain Ivan Bounine se pensait bon en laissant sa servante s’exercer à la lecture sur des bouts de manuscrits déchirés, et voilà qu’il est traité de « despote » et de « fils de pute » par un soldat ivre (5) ! Enthousiaste en février, une jeune musicienne d’Odessa ne supporte plus les « camarades » en novembre : « Je me droitise de plus en plus et peut-être deviendrai-je monarchiste… Je suis maintenant une pure cadette, alors qu’il n’y a pas si longtemps j’étais une SR. » Deux mois plus tard, elle agonit un « blanc-bec de petit youpin » qui s’en prend à des officiers (6).

    « Qu’imaginiez-vous donc ? Que la révolution était une idylle ? »

    Ce désamour entre les intellectuels et le peuple a été vivement ressenti et finement analysé par le poète Alexandre Blok.« Qu’imaginiez-vous donc ? Que la révolution était une idylle ? Que l’acte créateur ne détruisait rien en chemin ? Que le peuple était sage comme une image ? Que (…) la haine séculaire opposant les “ouvriers noirs” aux “mains blanches”, les “gens instruits” aux “gens ignorants”, l’intelligentsia au peuple allait se résoudre “sans effusion de sang” et “sans douleur (7) ? »

    Parmi les gens instruits qui voient avec effroi un gouffre social s’ouvrir sous leurs pieds, on compte les responsables des partis de gauche. Au gouvernement, les SR justifient la poursuite de la guerre et prêchent la patience pour les questions sociales comme pour l’élection d’une Assemblée constituante. Espérant bâtir petit à petit un modèle social adossé aux organisations ouvrières, dans le cadre d’une république démocratique, les mencheviks les soutiennent. Le plus lucide de ces derniers, Julius Martov, comprend que le succès des bolcheviks, l’aile gauche du POSDR, tient à leur capacité d’unir les couches qui, loin de toute sociologie « scientifique », se voient comme un prolétariat : jeunes ouvriers sans expérience, gueux des campagnes, soldatesque.

    Le seul parti qui apparaît en rupture avec les institutions mais en phase avec le mouvement populaire est le parti bolchevique. Lénine, son leader, affirme dès le mois d’avril être prêt à assumer le pouvoir en s’appuyant sur les soviets. Prenant de cours un mouvement anarchiste balbutiant, la petite organisation marxiste de cinq mille membres convainc et recrute parmi les plébéiens révoltés. Elle est la seule force organisée à accompagner la subversion, à la politiser. En un mot, les bolcheviks se distinguent par leur choix de l’affrontement avec les pouvoirs constitués. Ils organisent une insurrection à Petrograd le 7 novembre (25 octobre), jour d’ouverture du IIe Congrès national des soviets, où ils sont majoritaires (8).

    Cet affrontement dessinera le visage de l’Europe pour vingt-cinq ans

    Portés par la lame de fond de la contestation sociale, les bolcheviks se retrouvent devant des choix cornéliens. Dans un État qui se désagrège, doivent-ils toujours promouvoir l’autogestion décentralisée des soviets dans les usines et les villages, au risque de ruiner le pays ? Que faire d’une Assemblée constituante finalement élue en novembre mais dont la majorité est issue des anciens partis discrédités ? Comment conclure la paix promise avec des « partenaires » parmi lesquels l’« allié » principal, la France de Georges Clemenceau et de Philippe Pétain, est tout aussi hostile aux soviets que l’ennemi, l’Allemagne de Guillaume II ?

    En désaccord avec plusieurs décisions de Lénine, Rosa Luxemburg note néanmoins dans sa prison de Breslau : « L’insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international (9). » L’enjeu du moment dépasse la Russie. La révolte monte dans toute l’Europe. Des grèves ont éclaté au printemps : métallos en Allemagne, midinettes à Paris. À l’été, les marins allemands protestent alors que des mutineries viennent d’être réprimées dans l’armée française. En juin, le préfet de l’Isère rapporte que, « influencés par la révolution russe, [les travailleurs] rêvent déjà de comités d’ouvriers et de soldats, et de révolution sociale (10)  ». La révolution russe est le pivot de la« guerre civile européenne (11)  » qui commence. Cet affrontement dessinera le visage de l’Europe pour vingt-cinq ans, entre communisme et fascisme. Son issue déterminera également l’évolution du régime des soviets en Russie, entre dictature du prolétariat et dictature sur le prolétariat.

    Éric Aunoble

    Historien, chercheur à l’université de Genève, auteur de La Révolution russe, une histoire française. Lectures et représentations depuis 1917, La Fabrique, Paris, 2016.
     

    (1Sofia Fedortchenko, Le Peuple à la guerre, Valois, Paris, 1930.

    (2Sauf mention contraire, les citations sont tirées des archives de Kiev (TsDAGO, TsDAVO) et Kharkov (DAKhO).

    (3Serge de Chessin, Au pays de la démence rouge. La révolution russe (1917-1918),Plon-Nourrit, Paris, 1919.

    (4Cité dans Mark D. Steinberg (sous la dir. de), Voices of Revolution, 1917, Yale University Press, New Haven et Londres, 2001.

    (5Ivan Bounine, Jours maudits, L’Âge d’homme, Lausanne, 1988.

    (6Journal d’Elena Lakier, cité dans « Preterpevchi do kontsa spasen budet ». Jenskie ispovedalnye teksty o revolutsii i grajdanskoï voïne v Rossii “Celui qui endure jusqu’à la fin sera sauvé”. Confessions de femmes sur la révolution et la guerre civile en Russie »), Éditions de l’Université européenne à Saint-Pétersbourg, 2013.

    (7Alexandre Blok, « L’intelligentsia et la révolution » (19 janvier 1918), dans Œuvres en prose, 1906-1921, L’Âge d’homme, 1974.

    (8Soixante-quinze pour cent des délégués sont pour le transfert de « tout le pouvoir aux soviets ». Cf. Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd, La Fabrique, Paris, 2016.

    (9Rosa Luxemburg, La Révolution russe (1918), Spartacus, Paris, 1977.

    (10Cité par Jean-Jacques Becker, Les Français dans la Grande Guerre, Robert Laffont, Paris, 1980.

    (11Enzo Traverso, 1914-1945, la guerre civile européenne, Hachette, coll. « Pluriel », Paris, 2009.

    https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/AUNOBLE/57970

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