Le prix Nobel d'Economie, instrument de propagande du néolibéralisme.
Dans “The Nobel Factor”, deux chercheurs démontrent comment ce prix a été créé pour battre en brèche la social-démocratie, et faire progresser la place donnée au marché.
Le “Nobel d’économie” n’existe pas. On appelle improprement “Nobel” le prix fondé en 1968 par la banque centrale de Suède qui fêtait cette année-là son trois-centième anniversaire. Mais la Sveriges Riksbank a alors agi en parfaite intelligence avec l’officielle académie Nobel.Cet abus de langage, bien pratique, n’est qu’un péché véniel.
Plus intéressant est le rôle joué par ce “prix de la Sveriges Riksbank en mémoire d’Alfred Nobel” (son titre officiel choisi pour ménager le descendant d’Alfred Nobel). A-t-il une influence sur la recherche économique, et donc sur les politiques économiques? C’est la conviction de deux historiens de l’économie, Avner Offer (université d’Oxford) et Gabriel Söderberg (Université d’Uppsala), qui ont publié le livre à charge contre le prix : “The Nobel Factor” (Princeton University Press). Leur thèse : le prix créé il y a près d’un demi-siècle a été une machine de guerre visant à légitimer le tournant néolibéral des années 70 et 80. Il a facilité le remplacement du vieux modèle social-démocrate par celui de l’économie de marché débridée.
Une onction au “consensus de Washington”
Ce virage, porté par Margaret Thatcher en Angleterre et Ronald Reagan aux Etats-Unis, s’est appuyé sur une école de pensée : l’école de Chicago. Le pape de ce courant de pensée était l’économiste monétariste Milton Friedman (Nobel 1976). Ces économistes étaient convaincus que dans l’économie, l’Etat était le problème, jamais la solution. Il fallait donc privatiser tout ce qu’on pouvait, retirer la planche à billets des pattes des gouvernements, réduire les dépenses publiques, déréglementer les marchés…
Ces théories, développées par plusieurs professeurs de l’université de Chicago, se sont répandues, en rupture avec le keynésianisme qui dominait jusqu’alors la pensée économique. La monnaie est devenu un sujet central (il fallait alors combattre l’inflation), puis la finance. Le marché dérégulé est devenu à la mode, avec les effets que l’on sait : insécurité économique et sociale, crises financières, corruption, inégalités, et au final rejet des élites.
Pour Offer et Söderberg, le prix Nobel a joué un grand rôle dans cette histoire, en apportant une caution à des théories qui n’étaient pas forcément étayées par des approches expérimentales et qui étaient orthogonales par rapport à la pensée dominante des années 50 et 60.
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Né d’un bras de fer avec la Banque de Suède
Le gouverneur de la Banque de Suède, Per Åsbrink, soutenu par les milieux d’affaires suédois, se bagarrait dans les années 60 contre le gouvernement social-démocrate, pour avoir plus d’indépendance. Le gouvernement entendait utiliser le crédit pour doper l’emploi et le logement, quand le gouverneur proposait de lutter contre l’inflation.
La naissance du prix s’inscrit dans le cadre de ce conflit: il s’agissait de renforcer le prestige de la banque mais aussi de faire passer des idées. Dès le départ, Per Åsbrink a consulté Assar Lindbeck, un économiste brillant alors âgé de 38 ans, qui l’a aidé à mettre en place le prix. Le comité mis en place réunissait des économistes majoritairement de centre-droit qui se sont efforcé de respecter des équilibres dans l’attribution des prix, mais en accordant une large place aux idées néolibérales.
Assar Linbeck est une forte personnalité. Economiste, peintre , musicien, il était initialement attaché à la social-démocratie. Mais il a évolué et dans les années 70, il s'est concentré sur la critique des effets pervers de l’Etat providence et de la recherche systématique du plein emploi. Il a théorisé comment la protection sociale pouvait nuire au marché du travail et mis l'accent sur la distinction entre “insiders” (ceux qui ont un travail et sont protégés) et “outsiders” (écartés de l’économie par les premiers). On lui doit également la boutade libérale selon laquelle “le contrôle des loyers est, juste après le bombardement, le meilleur moyen de détruire une ville”...
L’influence d’Assar Linbeck sur le Nobel d'économie a duré 25 ans. Il a présidé lui-même le comité du Prix pendant 14 ans (1980-1994). Pendant ce quart de siècle, le jury a clairement favorisé les économistes néolibéraux. Les idées qu’il défendait ont coïncidé avec l’idéologie qui gagnait alors le FMI, la Banque mondiale, le Département du Trésor américain : ce qu’on a appelé le “consensus de Washington” et qui reposait sur cinq piliers : privatisations, austérité budgétaire, libération des mouvements de capitaux, libre-échange, indépendance des banques centrales (à noter que la Banque de Suède a fini par être indépendante en 1999).
Au final, le Prix Nobel d’économie apparaît comme une ruse de propagandiste accompagnant une histoire malheureuse. Le fondamentalisme du marché et la social démocratie ont dû s’accommoder l’un à l’autre depuis les années 60, mais le mariage n’est pas heureux.
Notes:
Le prix Nobel d'Economie, instrument de propagande du néolibéralisme?