La domestication de l'impôt par les classes dominantes
Les classes dominantes ont à leur disposition deux stratégies d’évitement de l’impôt : la première, exit, consiste à adopter la résidence et/ou la nationalité d’un pays où la fiscalité est plus avantageuse ; la seconde, voice, vise à intervenir sur le processus de production de la norme fiscale et/ou sur les conditions de sa mise en œuvre.
Depuis la fin des années 1990,l’après chute du mur de Berlin donc, les inégalités entre rémunérations se sont considérablement accrues,et ce phénomène a été d’une certaine manière redoublé par l’élargissement de l’éventail des possibilités d’échapper à l’impôt. Certes, la propension à éviter l’impôt n’est pas l’apanage des catégories supérieures, mais l’agrandissement du fossé qui sépare ceux qui vivent à l’échelle du monde et ceux qui sont confinés dans l’espace national a engendré de nouvelles possibilités de contourner la contrainte fiscale : par le biais de l’optimisation ou de la fraude, les uns peuvent choisir où ils déclarent (voire s’ils déclarent) certains éléments de leurs revenus et de leur patrimoine, tandis que les autres disposent de ressources qui sont beaucoup plus directement exposées au contrôle bureaucratique.
Des sociologues se sont penchés sur la « criminalité en cols blancs, dénonçant la tolérance de l’opinion et des pouvoirs publics à l’égard de ce type de fraude. On voudrait ici dépasser la posture morale consistant à stigmatiser l’impunité des élites : au-delà des catégories de perception diffusées et légitimées par les institutions étatiques, les contribuables les mieux dotés et leurs conseils jouent eux aussi un rôle actif dans la manipulation de la frontière entre pratiques légitimes et actes illégitimes.
La plus ancienne forme de domestication de l’impôt par les catégories dominantes consiste à tenter d’influer sur la production de la loi fiscale, en intervenant auprès des parlementaires et des hauts fonctionnaires, lors des débats qui précèdent toute modification législative. Cette propension à se comporter comme une classe mobilisée est le plus souvent masquée par des formules rhétoriques visant à faire passer les intérêts de certains groupes sociaux pour l’intérêt général ou pour des impératifs économiques incontournables
Photo:Les bons conseils de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron
Depuis les années 1970, l’intrication entre le champ des élites patronales et celui du pouvoir politique a renforcé la complicité entre ces deux sphères, ce qui s’est traduit par un nombre grandissant d’aménagements fiscaux, dans des conditions parfois discrètes pour ne pas dire opaques. À la faveur de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la surreprésentation des avocats d’affaires parmi les membres du gouvernement n’a fait qu’accentuer cette tendance déjà à l’œuvre depuis plusieurs années . L’intensification des alliances et des échanges entre classes dominantes économiques et pouvoir politique a creusé l’écart entre ceux qui détiennent un simple capital économique et ceux, beaucoup moins nombreux, qui possèdent un capital conférant un pouvoir sur le capital ,c’est-à-dire ici sur les conditions de production des règles fiscales.
Domestiquer l’impôt suppose également de savoir tirer profit des logiques de fonctionnement de l’administration. Pour les plus avertis, le credo enjoignant les agents de l’État à être au service de l’usager peut ainsi déboucher sur un renversement de la relation habituelle entre contrôleur et contribuable : ce n’est plus le représentant de l’administration qui tente de recueillir des données sur le redevable, mais l’usager, considéré désormais comme client, qui parvient à obtenir des informations pour optimiser sa déclaration.
À la différence de la plupart des contribuables qui se présentent directement au guichet, les plus informés prennent la précaution d’appeler pour obtenir un rendez-vous, ce qui leur permet d’être reçus dans le bureau du contrôleur et de disposer du temps nécessaire pour s’enquérir des différentes façons de réduire leurs impôts. Il n’est pas rare par exemple que le contrôleur chargé des professions libérales soit régulièrement sollicité par des contribuables pour qu’il les conseille dans leur déclaration :
« Il y en a qui me connaissent et qui n’hésitent pas à venir régulièrement me voir ; dès qu’ils modifient quelque chose dans leur portefeuille d’actions, qu’ils font des travaux dans leur maison, ils me sollicitent. À chaque fois, je dois faire attention à ce que je réponds car c’est au nom de l’administration »
[Entretien avec un contrôleur du pôle Inspection contrôle expertise, 14 novembre 2007]
La force des catégories dominantes est de savoir jouer non seulement sur les règles mais aussi sur l’ambiguïté du rôle de ceux qui les appliquent, le contrôleur des impôts étant à la fois celui qui sanctionne mais aussi celui qui peut expliquer comment éviter la sanction. En se présentant comme de simples citoyens rebutés par la technicité et l’opacité du langage fiscal, les contribuables dominants peuvent ainsi largement profiter de l’ambivalence de la mission confiée aux agents des impôts, de façon à construire leur stratégie (légale ou illégale) en fonction des dispositifs de règles qui leur ont été explicités.
Plus qu’une défense à l’égard de l’incursion de la puissance publique dans les affaires privées, la domestication de l’impôt par les catégories dominantes revêt alors une ultime dimension : elle vise à rendre naturel, par le biais de la reconnaissance étatique, l’accroissement des inégalités et la reproduction, d’une génération à l’autre, du capital accumulé.
Notes:
La domestication de l'impôt par les classes dominantes
EDITO. L'Angle éco : "La chute du mur de Berlin et les dérapages de la mondialisation"