Une Allemagne de moins en moins européenne et une Europe de plus en plus allemande
L’Allemagne est peut être le dernier pays dans la zone euro, où la politique existe encore. Les autres Etats sont pris dans les rets des traités européens et se sont empressés d’abandonner leur souveraineté ou de la tronquer un peu plus. Cette assertion peut apparaître étrange et dénuée de fondement, mais si l’on observe la dernière décision du tribunal constitutionnel de Karlsruhe, il est possible de le vérifier de bien des manières.
LE RÔLE POLITIQUE DE LA COUR DE KARLSRUHE
Cette décision intervient directement sur les deux véhicules historiques de la construction européenne : le droit et l’économie. Le politique ayant été historiquement rabattu sur les nations, et donc assimilé à la guerre. De ce fait il a été discrédité.
Si le pouvoir politique allemand accepte l’indépendance de la banque
centrale, c’est essentiellement parce que l’euro est un mark déguisé
Aujourd’hui le politique apparait déguisé ou dissimulé par le droit et l’économie. La cour de Karlsruhe contrairement aux juridictions administratives, privées, et constitutionnelle françaises qui ont accepté la soumission du droit français au droit européen, estime que c’est la loi fondamentale allemande qui reste dans le fond, la norme juridique souveraine..
La cour fait aussi de la politique, car elle se moque de cette monstruosité désormais acceptée comme une évidence, l’indépendance de la Banque centrale européenne. Pour elle, il ne s’agit pas d’inverser les choses, l’économie ne doit pas fonder le droit, mais doit lui être soumis. Si le pouvoir politique allemand accepte l’indépendance de la banque centrale, c’est essentiellement parce que l’euro est un mark déguisé et qu’il n’a servi principalement qu’aux intérêts économiques allemands.
Mais le tribunal de Karlsruhe mobilise le droit pour s’assurer que les manœuvres de la BCE censées sauver la monnaie unique ne se fassent pas au détriment des épargnants allemands et de la machine économique allemande. La BCE conduite par M Draghi avait engagé les grandes manœuvres de rachat des dettes publiques sur le marché secondaire pour sauver les banques très largement exposées dans cette affaire. Cette émancipation de la BCE par rapport à sa conception d’origine a fait l’objet d’un intense débat politique en Allemagne lors de la crise dite des dettes souveraines.
Timbre de la "réunification" Allemande
Certains faux naïfs ou vrais cyniques découvrent ou font mine de découvrir qu’il y a des intérêts nationaux
La cour de Karlsruhe intime à la BCE de justifier ses achats de titres dans un délai de trois mois et si elle les jugeait non conformes à la loi fondamentale allemande, elle intimerait à la Bundesbank de ne plus participer à l’opération. Ce qui ouvrirait une nouvelle crise de l’euro et peut être conduirait à sa disparition. Le tribunal est cohérent puisque le droit est le vecteur principal de la construction européenne, c’est donc là , qu’il faut porter le fer. La jurisprudence de la CJUE depuis l’arrêt Costa/Enel a été beaucoup plus efficace pour amplifier les engrenages européens que n’importe quelle directive européenne. Le tribunal n’a pas hésité à dire que dans le fond ,elle ne se sentait pas si liée par la reconnaissance de la supériorité du droit européen.
Certains faux naïfs ou vrais cyniques découvrent ou font mine de découvrir qu’il y a des intérêts nationaux et qu’un intérêt européen commun n’existe pas. L’Allemagne défend donc ses intérêts, mais le problème n’est pas celui-là, le problème est ailleurs,
c’est que les autres nations ne défendent pas les leurs. La Grande Bretagne, hors zone euros a fait valoir les siens , en quittant le navire. Cette décision par-delà les aspects juridiques et techniques révèle un peu plus le dilemme de l’Allemagne, sauver l’euro et donc accepter de devenir plus solidaire ou l’abandonner et faire cavalier seul dans la crise.
L'EURO EN DANGER
Angela Merkel et Emmanuel Macron lors du G7 à Biarritz
Sauver l’euro, c’est sauver une monnaie qui a la force du mark sans ses inconvénients. La seconde option, reviendrait à faire face à la crise par ses moyens qui sont conséquents et renoncer à l’euro et ses avantages et donc oublier la mutualisation des dettes par exemple. L’Allemagne par son tribunal constitutionnel agit , veut rester maître de son histoire. Pendant ce temps, nos élites françaises bien pensantes paniquent, car hormis se soumettre ou produire des compromissions plus que des compromis, ils n’ont rien à dire.
La Commission européenne a brandi des menaces à l’égard de l’Allemagne et a voulu émettre une fin de non-recevoir à la décision de la cour allemande, mais comme à l’accoutumée fort avec les faibles, que l’on pense à la crise dite grecque et faible avec les forts. La menace de la Commission à l’égard de l’Allemagne est à peu près celle de la SDN et sa voix aussi puissante que l’ancien président du Conseil Albert Sarraut qui affirmait ne pas accepter que Strasbourg soit à la portée des canons allemands en 1935.
Certes, une crise monétaire ne serait pas la bienvenue car la gestion catastrophique de la pandémie du Covid-19, place l’Union européenne en grande difficulté économique. La réponse budgétaire européenne est largement insuffisante et la crise est appelée à s’amplifier. Cette décision fait apparaitre un terrible paysage dans le fond et une grammaire politique en ruine.
Cette décision rappelle dans les peurs qu’elle génère, que la politique économique européenne est bancale
Des Etats paralysés par des choix hautement discutables : indépendance de la Banque centrale, suprématie du droit européen, acceptation de la monnaie comme bien privé et plus public. Et en face l’Allemagne, dont le gouvernement Merkel est en fin de vie, davantage prêt à lâcher du lest et encore, mais dont les institutions les plus importantes veulent s’assurer dans le fond la pérennité d’une monnaie aux seuls intérêts allemands
Cette décision rappelle dans les peurs qu’elle génère, que la politique économique européenne est bancale, penche exagérément du côté de la monnaie tant le pilier budgétaire est contraint au niveau national et inexistant au niveau européen.
Les peuples restent prisonniers d’une construction qui leur offre un avenir plus qu’inquiétant
Juridiquement, l’Union européenne est plus que jamais aux prises avec ce conflit de légitimité jamais tranché : fédérale par la Commission, intergouvernementale par le Conseil, et « populaire » par le parlement. Comme bien souvent sur ce terrain, les querelles byzantines ne sont jamais loin, cette Union avance alors par la bande, c’est-à-dire par la CJUE qui elle n’a aucune légitimité. D’où les crispations des institutions comme la cour allemande encore soucieuse de défendre la souveraineté juridique du pays.
Pendant que les chancelleries et les éditocrates retiennent leur souffle en attendant un compromis bien bancal, les peuples restent prisonniers d’une construction qui leur offre un avenir plus qu’inquiétant.
Frédéric Farah
Professeur de sciences économiques et sociales, chercheur affilié au Laboratoire PHARE de la Sorbonne (Paris I) et chargé de cours à Paris Sorbonne Nouvelle. Il est co-auteur avec Thomas Porcher de TAFTA : l'accord du plus fort (Milo, 2014) et de L'introduction inquiète à la Macron-économie (Les Petits Matins, 2016) et auteur d'Europe la grande liquidation démocratique (Éditions Bréal, 2017).
Notes:
L'image de l'Union européenne ressort encore plus dégradée de la crise du coronavirus
Non,nous ne sommes pas plus libres depuis la chute du mur de Berlin